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« L’excès de reporting ne réduit pas le sous-travail dans l’entreprise »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 05.04.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« L’excès de reporting ne réduit pas le sous-travail dans l’entreprise »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Pendant les Trente Glorieuses, un certain laxisme dans le management a favorisé l’apparition de poches de sous-travail dans l’entreprise. En réaction, les directions sont entrées dans un cycle infernal de contrôles inefficaces, voire contre-productifs.

E & C : Vous dénoncez l’existence de poches de sous-travail.

De quoi s’agit-il ?

François Dupuy : Par sous-travail, je n’entends ni les 35 heures ni le travail à temps partiel, mais le fait que certains salariés, dans des entreprises que j’ai pu observer, travaillent à peine le quart de leur durée théorique de travail. Tout le monde le sait, à commencer par les directions d’entreprises, qui parfois mesurent l’engagement de leurs salariés en établissant des ratios entre le temps de travail réel pour effectuer une tâche et le temps théorique nécessaire pour cette tâche.

E & C : Comment expliquez-vous cette dérive ?

F. D. : Jusqu’au premier choc pétrolier, la priorité des entreprises n’a pas tant été de satisfaire leur clientèle souvent captive, que de protéger leurs salariés en externalisant en quelque sorte le coût du confort interne sur leurs marges avant, celles payées par les consommateurs. Cette attitude qui consiste à laisser filer le travail sans beaucoup d’exigences n’a pas vraiment posé de problème tant que les entreprises étaient assurées de vendre leurs produits ou leurs services. Le summum de laxisme étant souvent atteint par les services publics financés par l’impôt et peu regardants sur l’argent public dépensé. C’est l’époque bénie des Trente Glorieuses, où les gens étaient plutôt heureux au travail, davantage qu’ils ne le sont aujourd’hui. D’un point de vue systémique, on peut dire qu’à cette époque, l’organisation était segmentée – en silos – et séquentielle – chaque silo travaillant après l’autre –, solution qui permet aux salariés de se protéger de l’extérieur mais aussi de toute confrontation avec les collègues. Ce mode d’organisation est plus consommateur de main-d’œuvre qu’une organisation transverse – où les salariés sont obligés de coopérer. La montée en puissance de la globalisation a changé la donne, obligeant les entreprises à faire plus avec moins pour résister à la concurrence. Aujourd’hui, des poches de sous-travail persistent en de nombreux endroits à côté d’une réalité du sur-travail souvent dévolue aux précaires, qui assument l’essentiel de la productivité. Ceci est tellement vrai que l’on peut considérer la proportion d’intérimaires employés par l’entreprise comme un indicateur de la sous-productivité de celle-ci.

E & C : Les entreprises n’ont-elles rien fait pour réagir ?

F. D. : Un contrat implicite avec les salariés les a empêchées d’aborder la question de face pour éviter la grogne sociale. On assiste ainsi dans certaines entreprises à un véritable divorce entre les pratiques réelles d’évitement du travail et un discours sur l’excellence opérationnelle censée justifier la faible productivité. Les modes de management actuels multipliant les process, les indicateurs de performance et le reporting sont le reflet de la prise de conscience de la situation. Le problème est que ces méthodes coercitives conduisent généralement à l’inverse du but recherché. Loin de favoriser l’engagement, elles ont tendance à multiplier les attitudes de retrait en temps – absences – ou émotionnel : c’est le désinvestissement qui atteint un degré alarmant, notamment chez les salariés les plus jeunes, cadres y compris.

E & C : La paresse gagnerait-elle du terrain ?

F. D. : Non. La paresse managériale n’a en fait pas grand-chose à voir avec celle des individus. Les entreprises ont d’abord laissé filer une situation dont tout le monde s’accommodait, mais elles cherchent aujourd’hui à forcer la productivité des employés. Au désenchantement des jeunes générations, qui ne croient plus pouvoir se réaliser dans le travail, fait écho la réalité d’un monde professionnel devenu plus difficile. En cause : les contrôles tatillons et les nouvelles organisations transversales. Les salariés sont maintenant confrontés aux demandes des clients mais aussi des collègues avec lesquels ils doivent collaborer. Et ce d’autant plus que le consommateur à qui est proposé une offre pléthorique est devenu plus exigeant et qu’il est désormais en attente de solutions intégrées incluant les produits dans un réseau de services. Cela oblige les différents services de l’entreprise à travailler davantage ensemble.

E & C : Si les contrôles sont inefficaces, voire décourageants, comment sortir de l’impasse ?

F. D. : Le travail du sociologue n’est pas de proposer des solutions mais de mettre en lumière ce qui se passe. Or je peux observer à la fois une vraie désillusion par rapport aux tendances coercitives actuelles et des tentatives pour passer à autre chose, notamment dans les pays anglo-saxons d’où nous est venue la mode des indicateurs et autres tableaux de bord. Les process, le reporting à outrance, les indicateurs de performance, ça ne marche pas. Noyer les salariés sous des injonctions les démotive, tandis que la multiplication des tâches de reporting distrait l’encadrement de ses fonctions managériales et que la multiplication des indicateurs finit par devenir absurde. A la limite, il n’est pas de meilleur moyen de redonner aux salariés la liberté qu’on cherche à leur enlever qu’en les multipliant à outrance, car dans un monde kafkaïen tout perd son sens. Il semble nécessaire de revenir à un management par la confiance, sans tomber pour autant dans un optimisme béat. A défaut de règles figées, une éthique du vivre ensemble semble indispensable à cultiver pour repousser au maximum le curseur de la règle au profit de celui des valeurs partagées.

SON PARCOURS

• François Dupuy est professeur affilié de psychosociologie des organisations à l’Insead et consultant indépendant. Il était jusqu’en 2005 conseiller scientifique pour l’ensemble des sociétés Mercer en France.

• Il est l’auteur de La Fatigue des élites (Le Seuil, 2005), de Sociologie du changement (Dunod, 2011) et de Lost in Management (Le Seuil, 2011).

SES LECTURES

• Absolument débordée, Zoé Shepard, Albin Michel, 2010.

• Les Désordres du travail, Philippe Askenazy, Le Seuil, 2004.

RECTIFICATIF

Les photos publiées dans le n° 1042 du 29 mars 2011 ne sont pas celles de Yves Clot : une inversion de fichiers a fait apparaître celles de François Dupuy. Nous prions les intéressés et les lecteurs de bien vouloir nous en excuser.

Retrouvez l’interview de Yves Clot sur : <www.wk-rh.fr>

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX