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« Les DRH doivent s’emparer du storytelling »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 22.02.2011 | MARIE-MADELEINE SÈVE

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« Les DRH doivent s’emparer du storytelling »

Crédit photo MARIE-MADELEINE SÈVE

L’art de mettre en récit l’histoire de l’entreprise pour capter un public ne doit pas rester l’apanage des communicants. Les DRH ont intérêt à se mêler de ce phénomène en plein essor afin de faire remonter du terrain une parole vraie.

E & C : Le storytelling est une recette de publicité. En quoi le DRH peut-il être concerné ?

Jeanne Bordeau : La publicité cherche à valoriser la marque grâce à la mise en récit de l’histoire de l’entreprise. Mais cette tâche-là, désormais courante pour bien des supports d’information, est confiée à des hommes de marketing et de communication qui vont vite et oublient la pâte humaine qui fait cette histoire. Tournés vers l’extérieur, trop préoccupés du marché, ils se sont déconnectés du réel et ne retiennent dans l’argumentaire que ce qui est flatteur, vendeur. On est proche de ce qu’on appelle le brand content(contenu de marque). Du coup, il y a confusion aujourd’hui entre storytelling et technique de vente, entre storytelling et volonté d’enjoliver des faits ou de vouloir masquer des choses. Les salariés s’en méfient. Ils sentent bien le hiatus entre ce qui est raconté sur les plaquettes, les écrans télé ou le site web, et ce qu’ils vivent. Or le DRH, lui, est tourné vers l’intérieur. En prise directe avec les équipes et imprégné du mythe fondateur de l’entreprise, il est le mieux placé pour remettre les pendules à l’heure. A lui de donner de la voix auprès des dirigeants afin que ce travail de mémoire et d’écriture ne reste pas une question d’experts, mais devienne un travail collectif, ouvert à la contribution de tous.

E & C : Quelle peut être la plus-value du DRH ?

J. B. : Il ne s’agit plus de fabriquer une image sur papier glacé, mais d’écrire une histoire de chair et de sang, qui sonne juste pour tout le monde. Le rôle des RH consiste à écouter, à faire remonter le vécu du terrain, les ratages, les succès, les ruptures, les moments de courage social, les épisodes pionniers… Au contraire des communicants, soucieux de mettre en scène des salariés productifs exemplaires, les RH savent que l’équilibre d’ensemble est plus complexe, incluant des salariés plus lents peut-être mais plus profonds. Ils savent aussi que, pour obtenir de l’authentique, on ne peut pas se contenter de la narration des cols blancs, qui manient une langue proche de celle des patrons. Il faut descendre dans les ateliers pour récolter des paroles concrètes, des métaphores, la terminologie des métiers. Il faut aller interviewer la secrétaire et l’homme à tout faire pour obtenir des éclairages inédits, différents. L’intérêt de cette maïeutique, c’est de faire ressortir de l’implicite, du sensible, des émotions partagées. L’âme de l’entreprise en somme, et que le marketing a laissé de côté, tant il est porté par l’efficacité et la tyrannie du résultat.

E & C : Quand et comment doit-il recueillir ces fragments d’histoire ?

J. B. : Lors de périodes de mutations, fusions, acquisitions ou de déménagements par exemple. Tous les moments focalisés sur la culture d’entreprise sont appropriés. Le DRH va devoir recréer du lien et redonner du sens. Quoi de mieux pour trouver un nouveau souffle que de puiser dans l’épopée passée ? Il pourra déclencher une opération storytelling puis la coanimer avec le directeur de la communication. Y adjoindre un ethnologue peut être enrichissant, parce que ce praticien saura repérer le non-verbal, les us et coutumes, les valeurs non dites, qui forgent aussi l’identité de l’entreprise. On est bien loin, là, de toute tentative de manipulation. Le DRH et ses pairs iront ensuite visiter et ausculter les groupes de salariés constitués dans les départements ou les filiales afin d’exhumer leur savoir, leur patrimoine.

E & C : Mais à l’étape de mise en forme, le communicant ne reprendra-t-il pas la main ?

J. B. : Pas si le DRH s’est mis d’accord avec lui en amont, en refusant de suivre un récit scénarisé, formaté. Il peut suggérer un autre procédé de restitution, le feuilleton. J’observe que les web séries ont un succès fou ! Elles tiennent en haleine, rassemblent les troupes, fidélisent les clients. L’autre avantage de cette option, c’est de transformer les collaborateurs-témoins en conteurs d’une histoire à laquelle ils s’associent et en héros de cette même histoire qui continue. Laisser un livre ouvert ou un espace numérique où chacun écrit “il était une fois…” libérera la parole. Et les gens de la marque, les chefs de produits y trouveront des anecdotes véridiques. Ce qui donnera de la cohérence entre tous les discours de l’entreprise, internes et externes. Le storytelling peut transfigurer une histoire mais pas la défigurer. Le DRH peut devenir le garant de cette règle d’or.

E & C : Une telle mise en récit facilite-t-elle la GRH ?

J. B. : Oui, car cette aventure met les gens en mouvement. Les révèle. Tous les âges sont ainsi valorisés et se retrouvent en communion sur le projet. Ce qui aide au changement. En outre, le storytelling favorise l’intégration des nouvelles recrues, parce qu’il livre les codes maison. J’y vois un autre bénéfice : la possibilité pour le DRH à l’écoute lors de ses visites de terrain de détecter des anomalies : un salarié qui n’est pas à la bonne place, des signes de mal-être au travail. Dès lors, il peut intervenir en amont.

PARCOURS

• Jeanne Bordeau enseigne le langage et la communication à la Sorbonne-Paris 5, à l’école Holden de Turin et à l’ENSCI (Ecole nationale supérieure de création industrielle).

• Elle a suivi des études de lettres à l’université californienne Ucla. Ex-éditrice, fondatrice de deux agences, conférencière, elle anime l’émission L’oreille aux aguets sur la radio de l’Académie française.

• Elle est l’auteure de divers articles et ouvrages sur la nécessité de la qualité de l’expression écrite et orale dans le monde économique. Elle a notamment publié récemment Les Nouveaux Codes du langage. Entreprises et marques, (Eyrolles, 2010).

LECTURES

• Les Secrets de présentation de Steve Jobs, Carmine Gallo, Télémaque, 2010.

• Le Community Management, C. Ertzscheid, B. Faverial et S. Guéguen, Diateino, 2010.

• Le Storytelling en action, Olivier Clodong et Georges Chétochine, Eyrolles, 2009.

• Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry, Gallimard.

Auteur

  • MARIE-MADELEINE SÈVE