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« Le sentiment d’injustice est dévastateur dans l’entreprise »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 25.01.2011 | ERIC DELON

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« Le sentiment d’injustice est dévastateur dans l’entreprise »

Crédit photo ERIC DELON

Les interactions sociales entre individus, selon leur personnalité, leurs attitudes et émotions, ont des conséquences évidentes sur leur comportement au travail. Les études dans ce domaine ont révélé l’importance des sentiments de justice et d’injustice ressentis par les salariés dans leurs relations avec la hiérarchie ou l’organisation.

E & C : Selon vous, la psychologie sociale, à travers notamment l’étude des émotions et du bien-être, aiderait à mieux comprendre ce qui se joue au sein des entreprises.

Thierry Nadisic : L’approche dite de comportement organisationnel procède en effet de la démarche de psychologie sociale issue d’une tradition nord-européenne (Pays-Bas, Allemagne) et du monde anglo-saxon. Il s’agit d’une méthode d’analyse plus microéconomique que macroéconomique, contrairement à la sociologie française classique. Cette approche étudie les interactions sociales entre des individus au sein des équipes, les liens entre les personnalités, les émotions, les attitudes, et cherche à expliquer précisément les conséquences sur les comportements au travail comme le burn out, le sabotage ou à l’inverse, le bien-être, le travail consciencieux, créatif ou tout simplement satisfaisant.

E & C : Vous mettez notamment en avant les notions de justice et d’injustice. En quoi sont-elles pertinentes dans le contexte professionnel ?

T. N. : Le sentiment de justice représente un véritable prédicteur de comportements au sein des organisations. Les effets du sentiment d’injustice sont particulièrement dévastateurs, car ils peuvent produire des émotions du type colère, dégoût, peur ou même honte. Certains salariés dont l’affectivité est intense ont souvent tendance à réagir plus fortement à l’injustice – menace de faire sauter une usine, par exemple – lorsque l’organisation dans laquelle ils évoluent navigue dans des contextes mouvants, comme une restructuration ou un plan social. Les études comportementales montrent que la vengeance est une réaction qui semble relativement habituelle et parfaitement morale aux salariés. Il semble qu’on soit plus enclin à punir un coupable qu’à secourir un innocent. Cela est lié, disent les chercheurs, à une programmation génétique proche du règne animal qui vise à la survie de l’espèce. En conséquence, les petits comportements de représailles au quotidien peuvent être incroyablement variés et nombreux.

E & C : Vous suggérez que l’injustice possède un impact paradoxal sur l’estime de soi dans l’entreprise ?

T. N. : Dans certains cas, se sentir traité injustement peut augmenter l’estime de soi, car on sait que les règles qui président à notre évaluation sont biaisées et donc on ne se sent pas concerné par le jugement. Les sentiments de justice sont paradoxaux : ils possèdent un fort pouvoir d’explication des comportements mais sont très sensibles aux humeurs et émotions inconscientes ressenties avant de juger des événements qui nous touchent. Si l’on ressent de la colère pour une autre raison que celle qui concerne un cas précis, on sera plus tenté de penser qu’on a été traité injustement même si ce n’est pas la réalité.

E & C : Vous distinguez différents types de sentiments de justice et d’injustice qui expliqueraient les attitudes des salariés ?

T. N. : En effet, l’aspect le plus connu est lié aux sentiments de justice et d’injustice distributive, c’est-à-dire tout ce qui a trait aux rémunérations. Si dans une même équipe, deux cadres qui possèdent le même niveau de qualification et de responsabilité s’aperçoivent que les différences de salaires entre eux sont significatives, la défiance d’au moins l’un des deux vis-à-vis de l’organisation sera quasi automatique. Ces situations expliquent bien souvent les désengagements et désinvestissements au travail. Un aspect plus novateur concerne le sentiment de justice et d’injustice dite “procédurale”. Selon cette théorie, les salariés peuvent se montrer satisfaits et demeurer motivés même si ce qu’on leur fournit en échange de leur travail est jugé insatisfaisant à court terme – un jeune collaborateur qui fait ses armes, un consultant qui se sent pressuré mais qui sait que c’est le prix à payer pour intégrer de prestigieuses organisations –, pourvu que les processus de décision soient jugés justes. Enfin, un aspect étonnant, côté salarié, toujours en termes de sentiments de justice et d’injustice, concerne le respect montré – en particulier par ses supérieurs – à son égard. Ces sentiments apparaissent les plus profonds, peut-être les plus blessants, et peuvent expliquer les attitudes les plus positives, les plus engagées ou, à l’inverse, les comportements les plus négatifs.

E & C : Les entreprises ont-elles pris conscience de l’importance de sensibiliser leurs managers à cette notion de respect, si cruciale selon vous pour diffuser une ambiance de concorde, voire de bien-être au travail ?

T. N. : En France, en schématisant, les managers “gentils”, “aimables” ou “respectueux” sont souvent jugés mièvres et, partant, peu valorisés. Ceci est un symbole de la mauvaise qualité quasi proverbiale des relations sociales en France du fait notamment d’un système particulièrement hiérarchique, pyramidal, voire autoritaire, alors même que la société a considérablement changé depuis trente ans et réclame davantage de souplesse dans les relations professionnelles. Les entreprises américaines possèdent davantage de maturité en la matière.

Récemment, lorsque Yahoo a procédé à des licenciements, elle a explicitement demandé à ses managers de se montrer “humains”, “justes”, de ne pas chercher à humilier les gens. Les recherches empiriques américaines démontrent que les entreprises les plus justes sont aussi, souvent, les plus efficaces. Une enquête récente dans un hôpital américain, où le personnel encadrant avait été sensibilisé à la notion de respect, a fait diminuer de plus de 20 % les insomnies parmi le personnel, ce qui a fait chuter l’absentéisme. Soyons optimistes, depuis 2007, les managers de L’Oréal sont évalués sur une nouvelle compétence sociale : “dirige/agit avec générosité”.

PARCOURS

• Thierry Nadisic est professeur en comportement organisationnel à l’EM Lyon. Docteur en comportement organisationnel et agrégé en économie et gestion, ses recherches ont été présentées et publiées dans des conférences et revues académiques internationales en psychologie des organisations.

• Il a reçu le prix de la fondation HEC de la thèse de l’année en 2009 et a publié Social Justice and the Experience of Emotion chez Routledge Academic en 2010.

• Il est également formateur et coach auprès de cadres en entreprise.

LECTURES

• Pratiques de GRH dans les pays francophones, F. Chevalier (collectif), Vuibert, 2010.

• Justice, Morality and Social Responsibility, S. W. Gilliland, D. D. Steiner & D. P. Skarlicki (collectif), IAP, 2008.

• Comportement organisationnel, vol. 2 : justice organisationnelle, enjeux de carrière et épuisement professionnel, A. El Akremi, S. Guerrero & J.-P. Neveu (collectif), De Boeck, 2006.

Auteur

  • ERIC DELON