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Le recours excessif au CV standardise les recrutements

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 21.09.2010 | PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC DELON

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Le recours excessif au CV standardise les recrutements

Crédit photo PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC DELON

Les pratiques de recrutement en France sont très diversifiées, alors que l’informatisation tend à standardiser les procédures. Cette évolution donne trop d’importance au CV. De plus, les offres d’emploi sont insuffisamment diffusées par annonce et le réseau de relations est toujours privilégié excluant ceux qui n’en ont pas.

E & C : Quel regard portez-vous sur les pratiques actuelles en matière de recrutement ?

Emmanuelle Marchal : Il existe une contradiction entre ce que l’on observe d’un côté, un foisonnement des pratiques, et, de l’autre, une recherche d’uniformisation de ces dernières. La recherche d’emploi et de candidats est très diversifiée : publication d’annonces sur un grand nombre de supports, rappel d’anciens salariés, sollicitation de Pôle emploi ou d’intermédiaires privés à qui on va déléguer tout ou partie du sourcing et de la sélection… De leur côté, les candidats n’hésitent pas à envoyer des candidatures spontanées pour tenter leur chance, souvent avec succès puisque celles-ci sont la première source de recrutement en France. Des deux côtés du marché du travail, les relations professionnelles et personnelles sont particulièrement sollicitées, à travers notamment le prisme des réseaux numériques – information, diffusion des demandes d’emploi, recommandation.

E & C : Dans ces conditions, d’où vient l’idée qu’il faudrait “uniformiser” les méthodes de recrutement ?

E. M. : L’idée de la diffusion d’une sorte de modèle idéal de recrutement vers lequel tout le monde devrait tendre, avec des procédures plus formelles et plus standardisées, est nouvelle. Elle se diffuse à la faveur de la lutte contre la discrimination, qui est un phénomène positif en soi, bien entendu, et de l’informatisation croissante des processus de recrutement. Se dédouaner de toute tentative de discrimination suppose de traiter tout le monde à la même enseigne, d’uniformiser la présentation des dossiers de candidatures et des CV, de conserver des traces écrites de chaque étape du recrutement.

Les grandes entreprises, qui sont par nature les mieux équipées, intègrent l’ensemble de ces contraintes dans leurs outils informatiques. Mais attention, de telles procédures ne sont pas nécessairement adaptées à tout le monde, à commencer par les PME. Ces méthodes risquent de promouvoir à l’excès le rôle du CV et de dévaloriser d’autres pratiques, plus anciennes, comme se présenter “en direct” chez un employeur…

E & C : Vous semblez manifester des réticences vis-à-vis du CV en tant qu’outil de recrutement ?

E. M. : Le CV est un outil efficace, qui permet de sélectionner les candidats à distance. Mais c’est aussi un outil risqué, dans la mesure où il n’offre pas toujours un résumé pertinent des compétences. La rédaction d’un CV est un exercice complexe. De leur côté, les recruteurs ont tendance à écarter trop vite des parcours difficiles à décrypter à distance.

Par ailleurs, il existe un grand nombre de secteurs dans lesquels les CV sont très peu utilisés : bâtiment, petit commerce, services à la personne, restauration, nettoyage, par exemple. Les recrutements y sont très informels et accordent une large place aux réseaux. Les recherches en la matière nous apprennent qu’il n’existe pas “un” mais une multitude de marchés du travail qui fonctionnent les uns aux côtés des autres. Chacun possède son propre langage, ses contraintes et ses règles de fonctionnement.

E & C : En soulignant la nécessaire diversité des pratiques de recrutement, ne risque-t-on pas d’abandonner toute tentative d’améliorer ces méthodes et de lutter contre la discrimination ?

E. M. : Sur chacun de ces marchés, il existe de bonnes et de mauvaises pratiques pouvant générer discrimination et exclusion. Il importe d’inventer des solutions diversifiées plutôt que de chercher à unifier les pratiques, par exemple en imposant le CV anonyme à tout le monde pour lutter contre la discrimination. La publicité donnée aux testings et aux affaires judiciaires ont constitué un préalable indispensable à la prise de conscience de l’importance du phénomène.

Mais la place dérisoire qu’occupent les recrutements par annonce en France (7 % seulement selon une enquête de l’Insee en 2006) demeure un problème largement sous-estimé alors que l’on pouvait s’attendre à ce que les possibilités de diffusion ouvertes par Internet les affectent positivement. Si l’on ajoute à cela le rôle joué par les écoles, les organismes de formation et les concours, on peut considérer que, au total, un cinquième des embauches transitent par le marché du placement, ce qui est relativement peu. Les autres recrutements ne donnent pas nécessairement lieu à la formulation publique d’offres et résultent des initiatives personnelles des candidats et des entreprises qui proposent ou consultent des candidatures spontanées ou mobilisent leurs relations pour entrer en contact. Nous nous trouvons en face d’une source de discrimination : si le volume d’offres publiées reste insuffisant, s’il faut appartenir au “bon” réseau pour savoir qu’un emploi est vacant et que c’est le moment d’envoyer sa candidature à telle personne, n’exclut-on pas toujours les mêmes Les données disponibles depuis 2003 nous indiquent par ailleurs que la répartition des canaux de recrutement ne change pas significativement. Elle varie légèrement d’un genre à l’autre ; les relations, en particulier, semblant profiter davantage aux hommes qu’aux femmes. Dans ces conditions, on peut légitimement se demander si les canaux anonymes ne seraient pas plus favorables à l’intégration professionnelle des femmes. Dernier élément de nature à nourrir une réflexion approfondie : les annonces publiées sont trop peu informatives et trop fortement sélectives. Rappelons qu’il existe trois fois moins de recrutements réalisés par annonce en France qu’en Grande-Bretagne. Il s’agit d’un signe de dysfonctionnement qui devrait donner matière à réfléchir à tous les recruteurs.

SON PARCOURS

• Emmanuelle Marchal est sociologue, chercheure au Centre de sociologie des organisations (Sciences Po/CNRS) depuis 2008. Elle était auparavant chargée de recherche au Centre d’études de l’emploi.

• Ses travaux sont centrés sur l’analyse des modes de recrutement. Ils portent sur les filières d’embauche en France et à l’étranger, les méthodes d’évaluation des compétences, le rôle des intermédiaires publics et privés, des job boards…

• Auteure de nombreux articles et ouvrages, elle vient de publier, avec Géraldine Rieucau,Le recrutement (éd. La Découverte).

SES LECTURES

• Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas, Editions de L’Olivier, 2010.

• Les agences de la précarité, Sébastien Chauvin, éditions du Seuil, 2010.

• L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Christophe Dejours, éditions de l’Inra, 2003.

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