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L’entreprise, ça vous fait rire ?

Enquête | publié le : 20.07.2010 | AURORE DOHY

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L’entreprise, ça vous fait rire ?

Crédit photo AURORE DOHY

Depuis que les clowns, les caricaturistes et les comédiens sont entrés dans les entreprises à la demande des services de communication interne, on rit beaucoup dans les séminaires et autres conventions annuelles. Dans les couloirs et devant la machine à café, c’est moins sûr…

L’anecdote avait été racontée avec simplicité. Alors en visite dans une usine de 600 salariés aux Etats-Unis, le spécialiste de l’audit social, Hubert Landier, s’était enquis de la fréquence à laquelle le directeur général du groupe se rendait sur le site : « Il vient une fois par semaine, lui avait-on répondu. D’ailleurs, vendredi dernier, il a fini dans la piscine ! » Au pays de l’opening joke – l’incontournable blague introductive visant à mettre un auditoire dans sa poche –, les salariés s’amuseraient-ils plus qu’ailleurs ? « Ce qui est sûr, c’est que les relations professionnelles dans les entreprises américaines ne sont pas empreintes du formalisme qui caractérise tant les Français au travail », souligne Hubert Landier. Exemple type : la compagnie aérienne américaine South­west, qui doit certainement à la fantaisie de son fondateur d’avoir progressivement grignoté des parts de marché à des concurrentes plus établies. Elle n’a ainsi jamais hésité à faire de l’humour une image de marque… aussi bien qu’un critère déterminant de recrutement (lire p. 26).

Des entraves au rire

« Il ne faut pas noircir le tableau, précise Hubert Landier. Il y a des firmes françaises dans lesquelles une dimension festive et ludique est encore très présente. Ce qui ne nous empêche pas de constater, globalement, que la hausse du niveau d’exigence due à la financiarisation des entreprises ainsi que le climat général d’incertitude dans lequel baignent les salariés limitent sérieusement leur envie de rire. »

« De toute évidence, le stress et la pression psychologique que nous connaissons aujourd’hui entravent davantage nos capacités à rire que la difficulté physique qui caractérisait plus fréquemment le travail de nos parents, souligne de son côté Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT. A cet égard, l’isolement grandissant des salariés derrière leur écran d’ordinateur n’arrange rien. »

A défaut de vivre au rythme d’éclats de rire spontanés, les entreprises font désormais leur possible pour distiller des pointes d’humour dans leurs stratégies de communication interne. Depuis la fin des années 1990, clowns, dessinateurs et comédiens de théâtre d’entreprise ont petit à petit investi les séminaires et autres conventions annuelles (lire pp. 26 et 27). Plus récemment, ces professionnels de l’humour ont également été rejoints par des animateurs de clubs de rire travaillant, cette fois, sur la dimension physique du rire (lire p. 24). « Les entreprises ont tout à fait conscience que leurs séminaires sont trop formels et leurs journaux internes excessivement sérieux pour ne pas dire rébarbatifs, souligne le dessinateur Gabs, dont les croquis en direct sont régulièrement projetés lors d’événements d’entreprise. Elles savent tout aussi bien que, lorsqu’ils quittent leur bureau, leurs collaborateurs passent au kios­que acheter Charlie Hebdo et passent leur soirée devant Canal+. L’humour est partout, l’entreprise ne peut pas rester le seul univers hermétique. »

Mise en perspective d’une problématique

« Le rire pour le rire ne fait cependant plus recette, précise Philippe Boré, directeur associé de la compagnie de théâtre d’entreprise Multicomédie. Les entreprises n’attendent plus de notre part un simple intermède ludique comme elles ont pu le faire par le passé, mais la mise en perspective d’une véritable problématique avec apport d’informations. »

Comédiens et humoristes sont ainsi de plus en plus sollicités pour travailler sur des thématiques telles que la prévention du stress, des risques psychosociaux ou des conflits. Pour la communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelynes, Multicomédie a ainsi monté un dispositif permettant notamment de sensibiliser les 600 agents à l’égard d’attitudes néfastes au travail. « Afin d’éviter toute stigmatisation ou toute culpabilisation, la troupe s’est servie d’une astucieuse mise en abîme, explique Florence Berson, responsable politique sociale, prévention et relations du travail. C’est là que le décalage rendu possible par le théâtre prend tout son sens. » Deux salariés d’une entreprise, qui s’entendent parfaitement bien, apprennent qu’ils vont être intégrés à une société dont l’ambiance est délétère. Ils font alors appel à un “consultant en pourrissement” qui va leur apprendre comment (ne surtout pas) se comporter.

Rôle de soupape

« Parce qu’il sollicite les émotions, l’humour est en effet un levier très puissant qui permet de modifier les représentations et d’entraîner des changements en profondeur », explique Céline Bottega, professeure de management au lycée Marie-Curie de Marseille, qui a travaillé sur le thème de l’humour dans les entreprises*. Comédien et auteur de théâtre d’entreprise, Aurélien Lorgnier nuance cependant l’impact de ce type d’interventions extérieures : « Nous sommes là pour faire émerger des problématiques, pas pour apporter des réponses ni faire passer des messages. C’est ensuite le travail – un travail de plusieurs mois – des managers de reprendre et de travailler sur cette matière. »

En l’absence – fréquente – de ce travail, les interventions des professionnels de l’humour risquent de rester cantonnées à un rôle de soupape, et les brèches ouvertes par le rire de se refermer bien vite. « La neutralité et la distance du regard d’un tiers peut être très pertinente lorsqu’on travaille sur la prévention du stress par exemple, explique Céline Bottega. Elle évite également aux managers d’altérer leur crédibilité en utilisant eux-mêmes l’humour de manière inadaptée. Par contre, ne nous ne faisons pas d’illusions, elle ne remplacera jamais une bonne tranche de rire entre deux portes. »

* L’humour est-il un outil de management ? Humanisme et entreprise, n° 288, juin 2008.

L’essentiel

1 L’intensification des rythmes de travail et l’irruption des nouvelles technologies ont porté un coup aux éclats de rire spontanés entre collègues.

2 Conscientes de l’omniprésence de l’humour dans la sphère médiatique, les entreprises tentent de se rattraper en invitant clowns, comédiens ou animateurs de yoga du rire.

3 Car, même jaune, le rire permet une saine prise de distance, y compris sur les sujets les plus sérieux.

La brasserie Duyck piège ses salariés… pour rire (et pour faire de la pub)

Que faire lorsqu’on ne peut pas communiquer directement sur son produit, la bière, du fait de la loi Evin et que son budget de communication ne permet pas de prétendre à un autre média qu’Internet ? A l’heure de Youtube et des vidéos qui circulent de messagerie en messagerie, on essaie de trouver la formule qui fait mouche. « Il n’y a qu’une chose qui permet de se distinguer sur la toile, souligne Karine Jamroszczyk, de l’agence KRBO : faire rire ! »

Quand certaines entreprises se lancent dans les Lipdub (lire p. 28), la brasserie Duyck a opté pour la caméra cachée. Une vingtaine de salariés – y compris le Pdg, commanditaire – ont donc été piégés le 1er février dernier par une équipe de comédiens. Les uns se sont retrouvés aux prises avec un homme croyant reconnaître sur leurs voitures ses propres pneus volés, les autres avec un livreur étranger incapable de trouver son chemin.

Après accord unanime de tous les piégés, les vidéos ont été mises en ligne à compter du 1er avril. « Je n’aurais pas choisi ce moyen si l’état d’esprit de l’entreprise n’y correspondait pas », explique Raymond Duyck. Satisfait des retombées de l’événement, tant en matière d’ambiance de travail que médiatiques, le Pdg reconnaît cependant que « le concept risquant de s’essouffler rapidement », il faudra trouver autre chose pour l’année prochaine.

A. D.

Auteur

  • AURORE DOHY